Journée d’étude : Approches matérielles, esthétiques et sensorielles de la transmission religieuse au Maroc

L’islam s’est constitué à partir d’un texte au statut particulier : le Coran, représentant la Parole de Dieu. Aux yeux des fidèles, la transmission religieuse passe essentiellement par la connaissance de ce texte qui n’admet aucune modification. Il en découle une importance cruciale donnée à sa mémorisation et à sa transcription/édition qui répondent à des règles strictes visant une récitation correcte. Dans la pratique quotidienne des fidèles, le Coran va bien au-delà de son incarnation textuelle. Plus que lu, il est récité, écouté, intégré aux échanges vernaculaires et contemplé sur les murs ornés des mosquées et sur les tableaux décoratifs des maisons. Ainsi « approprié » par les croyants – au sens de « rendu sien » – le texte coranique est associé à une pluralitéd’usages par son caractère d’objet physique (formats, styles calligraphiques, enluminures, etc.) et vocal (récitations diverses, etc.).

La transmission, entendue comme le processus de passation et de réception d’un contenu ou d’une pratique, est un site d’observation privilégié de la manière dont l’appropriation rituelle du Coran fait place à des formes de l’action et de l’expérience différenciées. Une série de matérialités concourent à ces expérimentations élaborées dans des contextes aussi bien individuels que collectifs : livres, formes vocales, structures prosodiques, figures plastiques, styles calligraphiques, objets rituels, espaces de culte, etc. Ces artefacts, matériaux, lieux et expressions corporelles, faisant émerger des formes esthétiques – au sens du « beau » – et induisant des engagements sensoriels de la part des fidèles, sont ici considérés comme des canaux importants de la transmission religieuse.

Cette journée d’étude s’attache à différents aspects de la part matérielle, esthétique et nécessairement sensorielle de ce processus au Maroc (XVIIIe-XXIe). Dans le but d’opérer un décentrement vis-à-vis de la question complexe de la transmission dans l’islam, principalement abordée du point de vue des textes et de leur contenu, nous envisageons d’explorer aussi bien les corrélations entre le religieux et le matériel que la part de transmissibilité de ce dernier : telle récitation rituelle, telle enluminure de livre saint ou tel espace cultuel sont-ils indifférents au contenu religieux qu’ils renferment ? Comment leurs matérialités et les sens qu’elles stimulent, fixent, codifient voire reconfigurent la transmission ? Quelle place la part sensible et émotionnelle, pouvant être générée par les sens engagés avec la matière, joue-t-elle dans la recréation et la transformation de l’apprentissage d’un contenu ou d’une pratique ? Ces interrogations sont au cœur des communications qui ont pour tâche de les inscrire dans le contexte marocain des XVIIIe-XXIsiècles, à partir d’études de cas qui font la part belle à la description des matériaux mobilisés, des formes esthétiques élaborées et des sens engagés lors de la transmission religieuse.

Le jeudi 13 décembre 2018, au Centre Jacques-Berque.

Organisateurs : Anouk Cohen et Anis Fariji

9h00 Accueil des participants
9h15 Présentation de la Journée d’étude (Anouk Cohen et Anis Fariji)
Modération : Anis Fariji
9h30 [peekaboo_link name= »zahri »]Khalid Zahri. Observations esthétiques, paléographiques et codicologiques sur la transmission religieuse au Maroc[/peekaboo_link]
[peekaboo_content name= »zahri »]Chercheur – La Bibliothèque Royale, Rabat
Cette intervention vise à examiner le rôle de certains éléments codicologiques et paléographiques dans la transmission religieuse à partir de copies manuscrites conservées à la Bibliothèque Royale de Rabat. La transmission peut être portée et favorisée par diverses formes ; nous nous en arrêtons sur quelques-unes, à savoir:
1 – La calligraphie maghrébine, utilisée selon la nature du sujet traité par l’auteur ou transcrit par le copiste. Nous présenterons comme exemple al- ḫaṭṭ al-maġribī al-mabsūṭ utilisé pour faciliter la mémorisation du Coran (al-muṣḥaf al-šarīf transcrit par al-Šayḫ Muḥammad ibn al-Qāsim al-Qandūsī, m. 1278/1861).
2 – Les couleurs qui servent à transmettre des valeurs spirituelles, et exprimer des positions mystiques.
3 – Les illustrations ayant le rôle de concrétiser des connaissances métaphysiques ou eschatologiques, une manière utilisée notamment par le célèbre mystique marocain al-Šayḫ Muḥammad al-Mu‘ṭā b. Muḥammad al-Șāliḥ al-Šarqāwī (m. 1180/1766)
[/peekaboo_content]
10h15 [peekaboo_link name= »abid »]Hiba Abid. Prier sur le Prophète : lire, toucher et contempler les livres de prières manuscrits au Maroc (XVIIIe-XIXe s.)[/peekaboo_link]
[peekaboo_content name= »abid »]Post-doctorante – Collège de France/ERC-SICLE
Le succès des livres de prières en l’honneur du Prophète au Maroc à l’époque pré-moderne est attesté par la quantité industrielle de manuscrits qui nous est parvenue de cette période. Animés par l’exhortation coranique à la prière sur Muḥammad1, les fidèles s’adonnent à la lecture, individuelle ou collective, de ces manuels de taṣliya, dans l’espoir de se rapprocher de la figure aimée et de bénéficier de sa baraka. Du fait de leur nécessaire usage quotidien, les livres sont alors progressivement adaptés aux besoins de leurs lecteurs. Ils peuvent par exemple revêtir un format miniature pour une meilleure portabilité ; leur texte peut obéir à une mise en page particulière afin de rendre aisée sa lecture tandis qu’ils portent fréquemment des marques d’appropriation – voire de contournement – du livre par son utilisateur (notes personnelles, schémas magiques, etc.).
D’autre part, sans doute en raison de la nature non-canonique de cette littérature, les artisans du livre s’affranchissent régulièrement de certaines normes calligraphiques et ornementales, et élaborent des ouvrages abondamment enluminés voire même illustrés, comme dans le cas du Dalā’il al-Khayrāt. Outre le rôle d’aide-mémoire qu’elles revêtent, ces enluminures abstraites ou figuratives amplifient l’attrait esthétique des manuscrits et participent, de ce fait, à l’émerveillement de l’œil de l’orant. Dès lors, il est possible d’imaginer que leur contemplation active, associée à une lecture vocalisée des prières, favoriserait l’état de tension spirituelle à travers lequel il est permis au fidèle de convoquer la présence de l’Elu sous la forme d’une vision ou d’un rêve.
Il s’agira donc de proposer ici une vue synoptique des ressources qu’offrent les examens matériel et esthétique des livres de prières manuscrits produits au Maroc aux XVIIIe et XIXe siècles. Cette communication sera ainsi l’occasion de s’interroger sur la relation du fidèle au livre et sur les expériences sensorielles que sa manipulation quotidienne engendre.
[/peekaboo_content]
11h00 Pause
11h15 [peekaboo_link name= »demeyer »]Mathias De Meyer. Inscrire l’islam sur les tableaux d’école[/peekaboo_link]
[peekaboo_content name= »demeyer »]Doctorant – Université Libre de Bruxelles
Pour aborder l’histoire de l’enseignement de l’islam au Maroc, il convient de considérer les grandes réformes institutionnelles et l’évolution explicite des doctrines. Cependant, il apparaît tout aussi essentiel de porter attention aux supports matériels des savoirs religieux et à la façon dont ils ont évolué. C’est une telle approche que je voudrais ébaucher en interrogeant un dispositif d’écriture omniprésent, mais rarement interrogé : les tableaux. À partir d’un travail ethnographique dans une école de campagne, je voudrais montrer que ce dispositif sous-tend un « champ perceptif » spécifique qui, lui-même, agence l’espace et le temps, rejoue les rapports d’autorité et transforme les savoirs. Il s’agira, par là, de se demander ce qu’implique de « médier » l’islam par de la craie.
[/peekaboo_content]
12h00 [peekaboo_link name= »cohen »]Anouk Cohen. Le Coran au quotidien. Formes, sens et transmission[/peekaboo_link]
[peekaboo_content name= »cohen »]Chargée de Recherche – CNRS/Centre Jacques-Berque
De nombreux critères combinés – format, papier, couverture, mise en page, décorations internes et externes, langue – créent une infinité de muṣḥaf qui représentent un seul livre, ou plutôt un seul texte : le Coran. Ces différentes typologies correspondent à des usages variés, selon qu’on souhaite le garder près de soi, le lire facilement, l’apprendre par coeur ou le transporter sans l’abîmer. Ainsi, le coran représente un objet individuel, avec lequel le fidèle entretient une relation personnelle. Pour mieux cerner en quoi ces pratiques relèvent de la personnalisation, j’examinerai les pratiques spécifiques qu’une telle variété entraîne en fonction notamment de l’âge, du sexe, du niveau économique, social et culturel des usagers. Cette approche permettra de comprendre les représentations singulières attachées par les usagers à leur livre et leurs diverses manières de l’investir. En outre, la commercialisation de copies de Coran enrichies de matériaux comme le velours, la silicone ou encore le parfum conduira à interroger la problématique des relations dialectiques entre matérialité, esthétique et formation de l’expérience religieuse (en particulier les modes d’intériorisation et d’intimisation de la parole divine). En effet, la question se pose de savoir ce que cela « fait » au fidèle de regarder un bel exemplaire du Coran ou encore de le lire, le réciter ou le regarder en sentant le parfum incrusté dans ses pages. Cette approche pragmatique impliquera de porter attention aux matériaux de fabrication– papier et encre de différentes couleurs, enluminures, velours, paillettes, pierres précieuses, bois, etc. – et à leurs effets sur l’expérience religieuse des usagers. L’objectif de cette démarche est d’analyser comment, loin d’être de simples attributs matériels, les propriétés des matériaux sont avant tout processuelles et relationnelles dans le rapport des usagers à leur coran. À travers plusieurs cas d’études présentés sous l’angle du portrait, le projet de recherche placé au cœur de cette intervention vise à comprendre les modes d’appropriation socialement et culturellement contrastés et circonstanciés d’un même texte : le Coran.
[/peekaboo_content]
12h45 Pause déjeuner
Modération : Anouk Cohen
14h [peekaboo_link name= »elasri »]Farid el Asri. La psalmodie en tant que mise en chair d’une théologie des émotions[/peekaboo_link]
[peekaboo_content name= »elasri »]Professeur – Université internationale de Rabat/Université catholique de Louvain
Le moment de la psalmodie coranique nécessite une technicité orale, une mobilisation de la mémoire et une prédisposition corporelle qui permet au lecteur une mise en image du contenu des versets. Le récitant passe ainsi par l’ouïe pour donner à voir à bon entendeur. La relation à la psalmodie est donc le résultat d’un condensé d’émanations de sens religieux et où le lecteur se déploie esthétiquement à révéler le révélé. Son incarnation du texte où l’émotion se fait chair participe ainsi à la manifestation d’une appropriation scénique fulgurante du contenu coranique. La rythmique du lecteur qui s’appuie sur une dextérité vocale, sur des échelles modales variées et sur des versions de lectures des versets construit un imaginaire et un rapport émotionnel particulier au texte. Il met également en exergue la charpente coranique qui repose sur une esthétique particulière et qui ouvre le champ à la théologie des émotions du Coran. Notre champ de recherche concernera particulièrement les expériences de psalmodie en circulation sur Internet et notamment lors des moments de grands rassemblements de foules : Tarāwīh, concours internationaux du Coran, psalmodieurs de renom, etc.
[/peekaboo_content]
14h45 [peekaboo_link name= »fariji »]Anis Fariji. Le ressort de la našwa (ravissement) dans la récitation collective du Coran au Maroc[/peekaboo_link]
[peekaboo_content name= »fariji »]Post-doctorant – Centre Jacques-Berque
La récitation collective du Coran se présente en trois moments différents de la pratique religieuse au Maroc : lors de l’apprentissage du Coran ; à titre de rite quotidien dans les mosquées du pays ; et à l’occasion de cérémonies privées. Elle apparaît alors dans son plein rôle fonctionnel en ce sens que, respectivement, elle aide à fixer la mémorisation du Coran, qu’elle assure le déploiement régulier de l’intégralité du Coran parmi les fidèles, et qu’elle confère grâce à l’évènement familial. Mais outre cette dimension pratique, un ressort proprement sensible – vocal – anime « intérieurement » la récitation collective du Coran et la stimule. Les récitants en parlent en termes de passion, d’enthousiasme, de gaîté et somme toute de ravissement. Cette effervescence sensible ne procède pas tant, cependant, de la forme sonore elle-même, étant par trop sobre, que de l’affect du « faire-ensemble » et de s’unir au travers de la voix à la restitution de la parole sacrée. À partir d’observations de terrain et de propos de mémorisants-récitants du Coran au Maroc, cette communication s’attache à rendre compte de cette dimension de ravissement et de réjouissance dans la récitation collective du Coran au Maroc et de la manière dont elle contribue à la transmission religieuse.
[/peekaboo_content]
15h30 Pause
15h45 [peekaboo_link name= »mouna »]Khalid Mouna. Transmettre le savoir coranique dans un contexte de modernité[/peekaboo_link]
[peekaboo_content name= »mouna »]Professeur HDR – Université Moulay Ismail – Meknès
L’apprentissage du Coran dans les écoles coraniques passe par un rituel qui comprend le tiqrār, la maḥya, la khamsa jdīda (avant la prière de sobḥ), la lecture de la planche (après la prière de faǧr), la fatya wa imla’, la slāka et, enfin, la nouvelle récitation. Ce rituel est décrit par les fqih comme étant un processus inchangeable. Cependant, notre observation relève une certaine complexité dans ce processus. Entre tradition et modernité, l’espace d’apprentissage du Coran est un espace dans lequel se jouent un rapport au savoir et un rapport au pouvoir. Ces rapports se caractérisent par la présence charismatique du fqih comme unique transmetteur du savoir. Le msid devient aussi l’espace où les apprentis changent d’identité : ils sont tolba quand ils sont avec le fqih et élèves quand le professeur de français rentre dans la salle pour remplacer le fqih. À partir d’une observation en situation, cette communication cherche à analyser à la fois la pratique et le discours des élèves et des encadrants envers le savoir coranique.
[/peekaboo_content]
16h30-18h Projection et discussion de vidéos de terrains (projets en cours) :
– L’apprentissage du Coran dans le pays des Jbala (nord du Maroc) – Khalid Mouna ;
– Mémorisation et récitation collective du Coran dans la région de Souss (sud du Maroc) – Anis Fariji.