Article (Younes Johan Van Praet) : L’émergence de l’islam “traditionnel” au sein du cyber espace francophone musulman

Lien vers l’intégralité de l’article : https://journals.openedition.org/rsa/2561

Présentation : Depuis plusieurs décennies, la scène islamique internationale est dominée par des tendances réformistes – qu’elles soient politiques ou puritaines – qui semblent s’être appropriées la majeure partie de la toile islamique virtuelle. Cette hégémonie est, depuis peu, bousculée par la réémergence inattendue de l’islam “traditionnel” qui bénéficie de contextes nationaux où le religieux sert de plus en plus d’identité politique nationale, mais également de réseaux transnationaux à l’image des acteurs du soufisme contemporain bien décidés à prendre leur revanche sur le salafisme. À partir de 2013, de nombreux instituts islamiques francophones issus de cette tendance traditionnelle vont progressivement s’imposer via le e-learning et marquer leur influence sur la transmission du savoir musulman en contexte européen. La diffusion de cette offre d’enseignement traditionnel repose sur un certain nombre de figures faisant autorité. Cet article propose de décrire la façon dont s’alimente, se structure et se met en débat sur internet l’offre de discours islamique “madhhabique” francophone à travers l’exemple de deux oulémas maghrébins traditionnels et notoires sur les réseaux sociaux : al-Hasan Ould ad-Dedew et Sa’îd al-Kamalî.

Théorie : D’un point de vue théorique, l’étude présentée ici s’inscrit à la croisée entre une sociologie des acteurs islamiques et une socio-anthropologie des modalités de transmission du savoir musulman. Pour décrire et analyser cette offre d’islam “traditionnel”, nous nous appuyons sur la notion de “madhhabisme” (Pierret, 2011), qui se définit, entre autres, par une affiliation à l’une des quatre écoles juridiques faisant historiquement autorité dans le sunnisme. L’article contribue à une réappropriation du “madhhabisme” en le redéfinissant à l’aune des enjeux intra-doctrinaux qu’il suggère actuellement dans le contexte francophone et plus particulièrement sous l’angle des modalités de transmission du savoir religieux.

Méthodologie : Cet article s’appuie sur des données récoltées dans le cadre d’une enquête doctorale effectuée entre 2013 et 2018 auprès d’enseignants et d’apprenants musulmans au sein d’une agglomération française. Nous nous appuyons plus précisément, pour cet article, sur l’observation des espaces numériques islamiques malikites, sur l’analyse de contenus vidéo et sur les données sociohistoriques permettant de contextu­aliser les figures d’autorités d’oulémas au Maghreb et l’émergence des réseaux trans­nationaux autour du “madhhabisme”.

Résultats : La première partie de l’analyse propose de présenter les deux oulémas sélectionnés pour les besoins de cette étude. Il s’agit de décrire leurs parcours et la manière dont ils se sont imposés comme des références sur le plan médiatique. Ceci suppose de mettre en lumière les contextes nationaux mauritanien et marocain et notamment la façon dont le politique contribue à façonner un islam national garant de sa légitimité. Ad-Dedew, comme al-Kamalî sont parvenus, via ces contextes, à diffuser leur aura jusqu’en Europe. La seconde partie de l’article propose une double analyse : celle des modalités de réception sur la toile des deux oulémas maghrébins, mais également celle des normes véhiculées à travers les contenus notamment vidéos. Concernant les modalités de réception, il apparaît que celles-ci correspondent à un double processus de sélection des contenus puis de traduction par des acteurs indépendants qui se définissent comme des “suiveurs”, voire des “élèves” d’ad-Dedew et d’al-Kamalî. À travers ce double processus de sélection/traduction, ces youtubeurs participent à une mise à l’agenda des thèmes à privilégier au sein des réseaux sociaux musulmans francopho­nes et façonnent une norme autour du ‘ilm, c’est-à-dire une définition de ce que sont les “bonnes” manières d’acquérir le savoir religieux. L’analyse de contenus permet de mettre en évidence trois caractéristiques communes observables chez les deux oulémas à l’issue du processus de visibilisation dont ils ont été l’objet. Premièrement, tous deux incarnent jusque dans leurs attitudes vestimentaires un islam inscrit dans sa spécificité culturelle nationale. Deuxièmement, ils procèdent à une critique modérée du salafisme contemporain, sans toutefois le nommer, notamment en proposant de redéfinir des notions centrales au sein de cette mouvance. Enfin, ils participent tous deux à la requalifi­cation du patrimoine traditionnel à travers leurs performances, notamment mémorielles et viennent ainsi alimenter le “madhhabisme” en tant que composante doctrinale faisant autorité. La troisième partie porte quant à elle sur l’analyse des débats suscités par la réception de ces deux oulémas au sein des espaces numériques francophones musul­mans. Il apparaît ainsi que le “madhhabisme” se constituant divise les différentes tendances tout en les réunissant au sein d’un même socle de transmission du savoir musulman. Il s’agit alors de restituer les lignes de tensions notamment doctrinales ainsi qu’une part des argumentations telles qu’elles apparaissant au travers des débats menés par des membres actifs au sein de deux groupes Facebook consacrés à la diffusion du malikisme pour les francophones.

Discussion : En conclusion, l’article souligne le rôle primordial joué par cette diffusion numérique dans la structuration d’une nouvelle offre d’islam traditionnel. Il y est décrit en quoi la façon dont s’organise la réception de cette dernière constitue un indice de sa pérennité.