À paraître : Pérégrinations marocaines : Construction, transmission et circulation des savoirs d’islam (XVIIIe-XXIe siècles)

Revue REMMM, n°149 (octobre 2021)

Direction du numéro : Sabrina Mervin (CNRS/CéSor), Farid El Asri (UIR, UCL), Sophie Bava (IRD).

Contributeurs : Hiba Abid | Ilyas Amahrar | Mathias De Meyer | Anis Fariji | Géraldine Jenvrin | Khalid Mouna | Seydi Diamil Niane | Abdel Wedoud Ould Cheikh | Younes Van Praet | Yousra Hamdaoui, Farid el Asri et Sophie Bava

Texte d’appel à contributions :

La transmission du savoir religieux (‘ilm) s’ancre profondément dans le local, qu’il soit rural ou urbain. Cette pluri-localisation des lieux de savoirs permet d’appréhender comment doctrines et pratiques de l’islam s’élaborent, se fixent, se transforment et se diffusent. Ses acteurs sont des oulémas de terroir ou issus de madrasa prestigieuses, mais aussi des clercs cosmopolites ou encore des aventuriers, entrepreneurs de savoir qui le font circuler au sein de la umma : hier, au gré de longues pérégrinations et à l’occasion de pèlerinages, aujourd’hui dans un espace globalisé et virtuel où les interactions, les imitations et les concurrences s’accélèrent.

La question de la production et de la transmission des savoirs d’islam se pose comme un enjeu majeur, tant doctrinal et identitaire que cultuel et culturel, mais aussi politique, voire diplomatique. Le présent numéro explore les savoirs d’islam dans des contextes en mouvement, vers le Maroc et à partir du Maroc, un environnement particulier saisi dans sa géographie et son histoire en tant que producteur, récepteur et exportateur de savoirs. L’analyse des processus, souvent simultanés, d’institutionnalisation et de circulation sont questionnés depuis l’étude de la littérature et les documents jusqu’à l’observation ethnographique en passant par le décryptage de contenus virtuels.

Le système d’enseignement en islam a fait l’objet de travaux académiques qui posèrent les bases du modèle de la madrasa médiévale dans l’Orient musulman (les fameuses monographies de Makdisi, 1981 ; Berkey, 2012 ; Chamberlain, 1994), puis d’ouvrages collectifs qui poursuivirent la réflexion (Elboudrari, 1993 ; Grandin, 1997). Ensuite, le choc du 11 septembre 2001 déclencha des études comme Schooling Islam, dirigée par R. Hefner et M.Q. Zaman (2007), qui initia un regain d’intérêt pour le sujet : il s’agissait de traiter la question de l’enseignement religieux dans l’islam contemporain sur une large échelle et avec un objectif comparatiste. Si le continent asiatique a focalisé l’attention, celle-ci s’est récemment déplacée vers l’Afrique subsaharienne (Mbaye Lo & Muhammed Haron, 2015). Toutefois, le Maghreb et, particulièrement, le Maroc demeurent relativement absents de ce mouvement, alors même que la question de l’enseignement de l’islam et de la formation des imams en Europe comme dans les pays pourvoyeurs d’immigration, est décrite comme cruciale par les pouvoirs publics et fait couler beaucoup d’encre dans les médias européens.

Certes, on ne part pas de rien, grâce aux observations des administrateurs coloniaux, d’abord, puis des recherches qui ont marqué le champ : celles de Dale Eickelman (1985) ou de Mohammed Ayadi (1990) par exemple. L’ambition de ce numéro est de relancer cette réflexion en rassemblant des études pluridisciplinaires qui mettent sciences humaines et sociales et islamologie en regard, exhument des sources inédites et travaillent de nouveaux terrains.

La question de la place du Maroc sur l’échiquier de l’islam et de son rôle dans les transmissions contemporaines se pose. En effet, le pays se trouve, à la fois, dans une situation géographique aux marges des mondes musulmans, “la manche du vêtement” selon le géographe médiéval Ibn Hawqal, et dans une configuration spécifique liée à la revendication d’un patrimoine de savoirs de plus d’un millénaire et de la centralité d’un islam dit chérifien, reposant sur un triptyque juridique, dogmatique et mystique propre.

Le Maroc est pris ici comme un pivot, un espace de convergence des savoirs entre l’Afrique subsaharienne et l’Afrique méditerranéenne et qui n’a jamais rompu avec son axe oriental. Les thématiques de l’institutionnalisation et de la circulation des savoirs d’islam traversent les axes proposés à la réflexion et la période considérée : on s’intéresse aux changements et aux mouvements des savoirs comme aux réseaux des acteurs.

1/ Contenus, acteurs et terroirs de savoirs

La notion de ‘ilm est envisagée ici dans ses différentes occurrences, formes et manifestations : aux sciences religieuses islamiques dites « patrimoniales » (turâthiyya) ou « traditionnelles » (taqîlidiyya) par les acteurs, s’ajoutent des sciences profanes, considérées comme annexes (telle l’astronomie), puis, durant la période étudiée, des sciences humaines ou même des sciences religieuses abordées au travers du prisme réformiste ou moderniste. Comment cet ensemble complexe d’héritages et de pratiques, s’articule-t-il et à quelles écoles théologiques ou juridiques ces savoirs se rattachent-ils ? Comment s’opèrent les relectures et les reformulations qui sont proposées par le biais de la réforme ou de la contemporanéité ? De quelles manières se bricolent les négociations ou les intersections avec les sciences humaines et sociales, qui mènent à une autre appréhension du religieux ? Comment le processus de sécularisation des savoirs d’islam prend-il forme ? Quelle est la place de l’enseignement soufi dans le champ de ces savoirs ? Tous ces questionnements seront soulevés par l’étude de textes, de manuscrits inédits, de curricula, mais aussi de manuels et de contenus en ligne.

Porteurs et transmetteurs de ces savoirs se répartissent en un large éventail de métiers et de pratiques disciplinaires. On va du fqih de village au cheikh en ligne, en passant par le professeur d’université, l’intellectuel autonome ou le cadre soufi. Le fqih, pris en tant qu’institution (Spratt, Wagner, 1986), incarne le savoir dont il est porteur ainsi que les modalités de transmission de ce savoir ; son rôle est donc significatif dans la fabrication d’une manière d’être musulman au Maroc.

Il s’agit de comprendre les spécificités de l’école où le fqih officie. Qu’elle soit appelée coranique, ‘atîqa, ou encore mhadra, elle induit des formes d’institutionnalisation par la proximité des quotidiens et la façon dont la générosité des donateurs ou les financements publics assurent sa survie. Cette dynamique participe d’un processus d’institutionnalisation par le bas où se fabrique la légitimation, notamment par la circulation et l’attractivité des disciples et des savants. Cette forme de légitimation, hors de contrôle d’un pouvoir politique englobant, est liée à des pouvoirs locaux (tribus, notabilités, etc.). En ce sens, le Souss peut être appréhendé comme une institution religieuse, un terroir qui garantit une marque de fabrique. L’exportation de ces lauréats de formation traditionnelle actionne l’engrenage de la représentativité et de la légitimité de l’institution. Face à ces points d’ancrages traditionnels, de grands centres de savoirs tels que la Qarawiyyîn de Fès, voire la madrasa Ibn Yûsûf de Marrakech, constituent eux aussi des marques de fabrique de l’islam, à l’échelle régionale puis nationale, devenant alors la voix officielle des institutions de l’État.

2/ Politiques des savoirs, savoirs concurrents

Depuis l’influence du protectorat sur les changements survenus dans l’enseignement de l’islam jusqu’à la réforme des madrasa impulsée par l’État marocain en 2003, suite aux attentats de Casablanca, le politique pèse sur la transmission du religieux. La circulation des savoirs, faite d’allers-retours incessants, complexifie des emprunts, des positionnements et des particularités plus ou moins assumés. Durant la période coloniale et celle qui a suivi, cette circulation a mené à des relectures, à des réformes, à des questionnements et à des débats sur des problèmes de sécularisation ou de modernisation. On peut dès lors parler d’expériences de reformulations, d’adaptation à la contemporanéité paramétrées par des enjeux identitaires (ainsi des relectures wahhabites ou salafistes et des réactions qu’elles suscitèrent).

Les cadres de références produits par la transmission des savoirs d’islam se trouvent en concurrence tant à l’échelle locale que sur des échelles larges ou aux frontières dissipées, pour le cas d’Internet. Des savoirs sont importés au Maroc par la circulation de livres, d’étudiants, de clercs aux statuts divers ou de discours en ligne. De son côté, le Maroc exporte son influence par les savoirs, écoles, dogmes et cultures d’islam produits dans ses terroirs et dans ses centres religieux. Dans une logique de soft power, de façon plus accrue sur cette dernière décennie, ces empreintes se transmettent au travers d’espaces numériques, d’institutions telle que le Conseil des oulémas Marocains d’Europe, par l’envoi de sermonnaires ou de psalmodieurs hors du Maroc ou via des programmes d’études supérieures offrant des options de formations religieuses. Ainsi, par exemple, “l’Institut Mohammed VI pour la formation des imams et des morchidines et morchidates”, vise former aux métiers religieux et attire, en sus des étudiants marocains, des profils issus d’Afrique subsaharienne et d’Europe.

3/ Islam vintage, Islam new age,

Un certain nombre de rapports nouveaux aux savoirs d’islam se caractérise par la relecture emphatique d’un passé mythifié qui semble être typique d’une contemporanéité nostalgique. Des mises en scène de survivances d’un patrimoine archétypal du ‘alim et du ‘ilm au Maroc s’opèrent à travers les choix de supports didactiques, de pratiques pédagogiques, de méthodologies d’apprentissage et même d’us culturels et esthétiques et de codes vestimentaires reproduisant l’univers du savant d’antan. Ces initiatives, multiformes, s’expriment par des logiques de praxis et de mobilités inédites qui se traduisent par des immersions dans les terroirs de transmission, avec une recrudescence de collection d’ijaza, par des exodes urbains vers les foyers traditionnels d’apprentissages, des séjours de talib en montagne ou encore des offres de voyages spirituels soufis et dans le désert marocain. Ce tourisme du ‘ilm et de la ma‘rifa vintage reflète d’une certaine façon la recherche d’un cachet de véracité. Aussi, ce marché dit authentique, optant pour des reproductions de faires, peut tout aussi bien croiser des modes d’apprentissages New Age où la formation à la carte, le e-learning, les applications sur téléphone, le coaching religieux ou la transmission du ‘ilm par les réseaux sociaux tente de cibler des auditoires pris au sein de niches exigeantes, volatiles et souvent peu disponibles. Ces modes de transmissions questionnent tout autant le champ de l’offre que des profils et trajectoires des « quêteurs de savoir ».