S’approprier le Coran : regards islamologiques et anthropologiques

Atelier (58) dans le cadre du 3e Congrès des études sur le Moyen-Orient et les mondes musulmans. Jeudi 4 juillet 2019 – Deuxième session (11h30 – 13h30). l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, centre Panthéon, salle 17.

À la croisée de l’islamologie « classique », de l’anthropologie et de l’ethnomusicologie, le présent atelier entend faire dialoguer des approches rarement confrontées pour interroger l’appropriation individuelle ou collective du Coran.

Partant des premiers siècles de l’islam, l’islamologie savante s’est intéressée non seulement à l’histoire du texte coranique (l’étude des manuscrits), à son contenu (dogmatique) et à sa forme (rhétorique et lexicale), mais également aux pratiques qui en découlent. Le Coran est un texte sacré et fondateur parce que des groupes humains le vénèrent en tant que tel à travers les pratiques qu’ils lui associent et l’expérience qu’ils en font. Ils se l’ « approprient » de différentes manières comme source de la pensée religieuse, de l’élaboration du droit, aussi bien que dans leurs rites et pratiques, officiels et officieux.

Ainsi, le Coran est investi non seulement pour son contenu en tant que parole divine à interpréter, mais aussi pour son contenant matériel et sensoriel. Voix de la récitation, enluminures des maṣāḥif, calligraphies de l’écriture, formats du livre, parfums et autres accessoires, tous ses attributs participent de l’expérience intime du croyant avec la Parole. L’anthropologue et l’ethnomusicologue, intéressés par les pratiques concrètes du quotidien, cherchent à comprendre le rapport dévotionnel des croyants au Coran au prisme de ses manifestations dans la réalité sociale.

Responsable : Fariji Anis (ANR ILM – Centre Jacques-Berque/USR3136)

Liste des intervenants (par ordre alphabétique)

Anne-Sylvie Boisliveau (Université de Strasbourg/UMR 7044 Archimède) ;

Hassan Chahdi (Collège de France)

Anouk Cohen (Centre Jacques-Berque/USR3136) ;

Sabrina Mervin (CéSor/EHESS).

Programme

Sabrina Mervin (CéSor/EHESS). Islamologie et sciences sociales : un dialogue nécessaire

D’un côté, une islamologie vue au mieux comme « classique » et savante, au pire comme le relent d’un orientalisme suranné et politiquement suspect ; de l’autre, des sciences sociales alliant terrain et théorie, mais faisant fi des doctrines. Au-delà des stéréotypes, des cloisonnements et des malentendus, il est possible d’instaurer un dialogue entre ces approches qui sont, surtout, complémentaires.

Anne-Sylvie Boisliveau (Université de Strasbourg/UMR 7044 Archimède). S’approprier le Coran aux IIeet IIesiècles de l’islam : théorie et témoignages autour de la psalmodie-récitation

Aux IIeet IIIesiècles de l’hégire sont établies et codifiées la plupart des croyances et des pratiques de l’islam sunnite majoritaire. Parmi elles, la place centrale du Coran, dérivant du statut de « révélation divine » qu’on lui accorde. Comment la reconnaissance de ce statut s’est-elle traduite concrètement pour les croyants du début de l’époque abbasside ? Certains textes, dont des recueils de hadith canoniques mais aussi un des plus anciens ouvrages de Fadā’il al-Qur’ān(« Traits de l’excellence du Coran »), celui d’Abû ‘Ubayd b. Sallâm (m. 838), apportent des éléments théoriques mais peut-être aussi un témoignage concernant croyances et pratiques, dont la psalmodie de certaines sourates.

Hassan Chahdi (Collège de France). Les variantes de lectures (qirā’āt) : une appropriation du Coran d’après le sens (bi-l-maʿnā) ?

Selon l’orthodoxie musulmane, le Coran aurait été révélé à Muḥammad selon sept façons (sabʿataḥruf). Définir la nature du Coran soulève le problème de la révélation, mais aussi celui des variantes de lectures (qirā’āt) :le Coran forme-t-il avec les qirā’ātune seule et même nature ou bien s’agit-il de deux natures bien distinctes ?Des savants aussi différents qu’Ibn Ḥanbal (m. 241/855), al-Bāqillānī (m. 403/1012) ou al-Zamaẖšarī (m. 538/1143) sont unanimes pour défendre le caractère révélé et inimitable du Coran en dépit de leurs divergences sur son statut ontologique. Peut-on envisager qu’un texte soit à la fois révélé et multiforme ?La Tradition musulmane rapporte que le Coran fut mis par écrit selon le parler de Quraysh et attribue une multitude de qirā’ātaux Compagnons, fruit d’une probable transmission d’après le sens (bi-l-maʿnā). Quelle a été la position des savants musulmans vis-à-vis de cette transmission ? Peut-on réellement penser que ces qirā’ātsoient une forme d’appropriation du Coran ? Tous ces éléments interrogent les raisons de la sélection de qirā’āt(al-ikhtiyār) effectuée durant la phase de canonisation du Coran.

Anis Fariji (ANR ILM – Centre Jacques-Berque/USR3136). Adorer le Coran au travers de sa vocalisation

Le Coran est par définition un texte, c’est-à-dire une forme déchiffrable en vertu de sa composante lexicale et de sa logique syntaxique. Mais en tant qu’élément sacré, fondateur de l’islam, le Coran s’enveloppe aux yeux des croyants d’une ampleur, se nimbe d’un halo qui ne saurait nécessairement se réduire au contenu textuel. Non moins essentielle, cette part sensible devient dès lors partie intégrante de l’expérience coranique. C’est le cas pendant la récitation de Coran, acte qui lui est inhérent du reste, où la forme vocale, belle et pour ainsi dire « musicale », participant alors de son aura, devient un lieu privilégié d’une telle expérience sensible. Si bien que le texte passe dans la perception parfois au second plan, s’il n’est pas déjà rendu inintelligible par l’exaltation vocale. Récitants et auditeurs, rassemblés par l’émanation vocale de la parole d’Allah, se saisissent alors du Coran au travers de sa belle apparence sonore.

Anouk Cohen (Centre Jacques-Berque/USR3136). Le livre du Coran : formes, usages et appropriations

On assiste aujourd’hui à une véritable explosion du livre du Coran au Maroc. Qualifié de « best seller » et vendu par milliers à des prix bon marché, il se décline sous des formes extrêmement variées (coran de différentes tailles, avec ou sans étui, pouvant inclure une fermeture Eclair, coran aux pages parfumées, coran au stylo électronique audio, coran numérique, etc.). Cette communication analyse les modalités suivant lesquelles cette multiplication et diversification des copies du Coran vont de pair avec l’apparition de nouveaux usages et avec la formation de nouveaux publics. Alors que le Coran a été placé au centre d’un grand nombre d’études, peu d’entre elles ont porté attention à sa forme physique : celle du livre, que l’arabe désigne par muṣḥaf(volume) pour ne pas confondre la révélation (qur’ān) avec son support. Aussi, c’est principalement à l’analyse du muṣḥafet des effets de sa forme physique sur les usages associés à la parole divine que je propose de m’intéresser. Loin d’opposer le « matériel » au « spirituel », l’objectif de cette démarche est de comprendre la manière dont ils participent ensemble à la formation de l’expérience religieuse suivant des modes d’appropriation contrastés et circonstanciés.

https://congres-gismomm.sciencesconf.org/data/pages/Atelier_80.pdf